Ring of Fire
- sandrine perroud
- il y a 7 heures
- 9 min de lecture

« Toute ma vie, j’ai voulu aller vers l’inconnu. »
Mike Horn, Vouloir toucher les étoiles
« L’important, c’est de maintenir tes bâtons à angle droit avec tes poignets. Tu dois aussi soutenir le poids de chaque jambe avec le bâton de ton bras opposé, quand tu poses le pied au sol. Regarde, comme ça… ».
Stéphanie me regardait intensément dans sa tenue synthétique. Son corps, aussi ferme que la roche qui nous entourait, mimait en simultané les gestes que décrivait sa voix. Nous suivions depuis une heure un chemin pédestre allant de Bellinzone à Isone. « Une pente exigeante, mais magnifique », m’avait-elle prévenu.
A passé 40 ans, et sur les conseils d’amis de confiance, je m’étais inscrit sur un site de rencontres. Les algorithmes nous avaient mis en contact en raison de notre âge, de notre lieu de résidence, de notre goût pour la lecture et du verbe « se balader » que nous avions tous les deux inscrits sur notre profil. Pour moi, « se balader » se résumait à se promener au bord Léman.
Pas pour elle.
Après quelques cafés et verres partagés chastement en ville de Lausanne, Stéphanie m’avait proposé à deux reprises une randonnée en montagne. J’avais esquivé, indiquant une surcharge de travail liée à la fin de l’année scolaire. Le mois de juillet arrivé et, une fois débarrassé de mes élèves, il était devenu impossible de me défiler.
J’avais acheté en hâte des bâtons, des chaussures de marche, une casquette et un sac de randonnée. Ses dizaines de poches et multiples lanières me laissèrent perplexe. Aussi, un étrange tuyau en plastique y était intégré. Le tissu semblait conçu pour luire dans la nuit. Je frissonnai à l’idée de me retrouver seul en montagne à marcher dans l'obscurité. La seule existence de ce sac montrait mon imposture en matière randonnée alpine.
Le soir précédent notre départ pour le Tessin, j’avais tout enfilé de pied en cap. Je m’étais observé dans la glace. Quatre lanières du sac à dos pendouillaient sur les côtés, de part et d’autre de mes hanches – à quoi servaient-elles ? Mes chaussures me brûlaient déjà les talons, alors que je n’avais effectué qu’un aller-retour dans le hall d’entrée. Mon t-shirt « Radiohead - OK Computer » élimé laissait apparaître quelques millimètres de mon ventre. Mon short beige mal coupé me faisait ressembler à un prof de géographie.
J’avais paniqué.
Je faillis tout annuler d’un simple message et disparaître à jamais de la vie de la femme que je tentais de conquérir. Je décidai toutefois d’aller au bout de l’expérience.
Nous effectuions une montée infernale depuis plus d’une heure. Stéphanie, telle la déesse Diane, se baladait. Le mot n’était pas exagéré ; elle n’était que souplesse et légèreté. Loin derrière elle, je crachais mes poumons en enfonçant de plus en plus fort mes bâtons dans le sol. Peut-être dans une tentative désespérée de l’aplanir.
J’avais écouté ses conseils sur le maniement des bâtons. Penser à coordonner mes mouvements chassa un moment mes idées noires. Cette petite musique qui me répétait sans cesse que j’étais son Jabba le Hutt, son Quasimodo, son Gollum... Que j’étais indigne ne serait-ce que de suivre les pas lumineux de la déesse.
Il commença à pleuvoir.
- Il pleut, fis-je remarquer entre deux râles.
- Mais non, il ne pleut pas ! répondit-elle avec l’optimisme empli de déni que je commençais à lui connaître.
Stéphanie était ainsi faite. Elle voyait le verre à moitié plein. Écoutait avec une incrédulité enfantine mes remarques acerbes de citadin cynique. Et finissait par en rire.
Il y dix ans, je ne l’aurais même pas rappelée après notre premier rendez-vous. Elle m’avait alors parlé avec emphase de l’autobiographie de l’alpiniste Mike Horn, Vouloir toucher les étoiles. A moi, professeur de français, qui relisais chaque été Madame Bovary avec ferveur. Les livres de chevet des femmes avaient bien changé depuis Flaubert.
Mais la solitude me pesait. Et je commençais à considérer que j’étais peut-être l’artisan de mon propre malheur, à force de chercher la femme parfaite. Il fallait que « je change de paradigme », que « je sorte de ma zone de confort ». Enfin, tout ce qu’on peut se dire dans une telle situation pour se donner de l’espoir.
On s’arrêta un instant. Je bus avidement l’eau en bouteille que j’avais achetée à la gare et dévorai un Mars. Elle sortit un berlingot de lait d’une petite glaciaire qui épousait parfaitement la largeur de son sac à dos.
Il y avait quelque chose de fascinant à la voir boire ce berlingot debout, au milieu de la forêt percée de rayons de soleil, un pied sur un rocher, une main sur la hanche. On aurait dit une version contemporaine du tableau de Caspar David Friedrich : Le Voyageur contemplant une mer de nuages. Les cheveux courts, le corps athlétique, Stéphanie respirait la santé face à la montagne glorieuse. L’image aurait aussi pu figurer sur l’une des campagnes nationales de publicité pour le lait suisse dont nous avions le secret. Avec un slogan mal traduit de l’allemand qui dirait : « Naturellement ! »
- Tu veux qu’on marche plus lentement ?
- Oui, peut-être, répondis-je, en sachant que j’avais déjà renoncé à toute forme de dignité devant mon miroir le soir précédent.
La chaleur et l’humidité m’assommaient. Je crus m’évanouir à plusieurs reprises. Je plongeai finalement dans une sorte de transe, enchaînant les pas le long de cette montée qui n’en finissait pas. Nous ne croisâmes qu’un couple d’Italiens. Ils nous dépassèrent sans effort.
Nous arrivâmes enfin au sommet et ainsi à notre premier objectif : l’entrée dans la ville d’Isone. Je remarquai des constructions étranges de béton camouflées dans la montagne. Des bruits d’explosion parvinrent à mes oreilles. Deux pièces de puzzle se mirent soudain en place dans mon esprit : Isone !
Stéphanie avait mentionné notre destination à l’italienne, en accentuant le « e » final : Isone. Je réalisai enfin où nous étions. Pour moi, Isone, prononcé à la française, relevait du cauchemar absolu. Du moins, il l’avait été pour l’antimilitariste que j’étais à 18 ans.
Isone abrite une caserne militaire qui entraîne les grenadiers de montagne de l’armée suisse, la filière réputée comme la plus physique et choisie généralement par les jeunes hommes passionnés par la guerre, le maniement d’armes et la tenue kaki. Imaginer à l'époque y passer quatre mois d’école de recrue me donnait des sueurs froides.
Je gardais mes réflexions pour moi en voyant Stéphanie s’extasier devant le panorama que nous offrait ce sommet durement atteint. Elle déplia une couverture de pique-nique sur l’herbe, évitant soigneusement les bouses de vache qui nous entouraient.
J’étais lessivé et affamé. Je sentais que je ne serai plus longtemps aimable sans faire entrer rapidement de la nourriture dans mon corps entièrement transformé en éponge de sueur. Stéphanie m’enjoignit toutefois à effectuer quelques étirements. Elle me cita une phrase tirée de la biographie de Kilian Jornet, un champion de courses en montagne, Courir ou mourir. Sa lecture du moment. Une véritable philosophie de vie.
« Gagner, ça n’est pas finir en première position. Gagner, c’est se vaincre soi-même. Vaincre notre corps, nos limites et nos peurs. Gagner, c’est se dépasser soi-même et transformer ses rêves en réalité ».
Je me gardai de commenter. J’avalai quatre tomates cerise, les mains tremblantes, avant de la rejoindre près de l’arbre contre lequel elle avait déjà pris appui d’une main. Son autre main retenait sa cheville contre ses fesses. J’imitai du mieux possible les gestes qu’elle exécutait dans un équilibre parfait. Elle m’adressa des regards amusés. Et si elle aussi avait décidé de « changer de paradigme » ? A quoi bon s’embarrasser d’un intellectuel de salon comme moi alors que les vrais adeptes de montagne couraient les rues en Suisse ?
Nous déballâmes nos pique-niques. J’ingurgitai en hâte ma pitance, comme si ma vie en dépendait. Salami, ballon de pain, banane… tout était tiède et moite. Je reniflais bruyamment entre chaque morse. Je me calmais un peu, une fois la faim apaisée.
Stéphanie ouvrit à nouveau sa glacière rectangulaire et sortit les sandwichs qu’elle avait confectionnés le matin-même. Entre deux bouchées, elle contemplait le panorama avec gratitude. Moi, je fixais d’un air méfiant les bouses de vache. Je reniflais même un peu en leur direction pour en évaluer la pestilence, sans doute dans un réflexe primitif. Je contractais les mâchoires à chaque explosion de grenades qui retentissait en un écho diffus. Je frissonnais en sentant la sueur dégouliner le long de ma colonne vertébrale.
- Tu es sûr que ça va ? me demanda-t-elle, réellement inquiète.
Je ne lui répondis pas tout de suite. Mon corps m’exhortait encore à le nourrir avant de procéder à toute interaction humaine. L’effort m’avait transformé en mufle.
Après quatre rondelles de salami et deux explosions, je lui répondis :
- C’est quand même particulier comme décor !
- Oui, c’est vraiment ça que je trouve unique ici.
On ne pouvait pas lui donner tort, le cadre était vraiment unique. Mais elle n’avait pas compris mes sous-entendus. Je terminais mon pique-nique en silence, vaincu. S'attendait-elle à ce que je l’embrasse dans ce paysage de carte postale militaire ?
Après le repas, elle me montra sur son téléphone où nous étions et le chemin qui nous restait à parcourir jusqu’à l’auberge. Je fis des « oh ! » et des « ah ! » polis. En réalité, je n’y comprenais rien. Je ne voyais qu’un amas de courbes, de chiffres et de signes cryptiques.
Mon sac à dos high-tech me revint en mémoire. Il était clair que l’alpinisme requerrait des compétences qui me faisaient défaut. Mon cerveau était conçu pour les longues journées de lectures, au coin du feu ou en bordure de mer, les visites d’exposition, les soirées cinéma… Lire une carte revenait pour moi à résoudre une équation complexe.
Nous reprîmes la route jusqu’à Isone. Mes chaussures de marche trop étroites m’anesthésièrent les orteils durant la descente. Mais cette douleur n’était rien comparée à la nouvelle panique qui s’empara de moi. Cette nuit devait être notre première nuit.
Je visualisai alors mes pieds en sang, mon visage et mes bras recouverts de coups de soleil et sentis une irrépressible envie de m’écrouler sur un lit, de plonger dans un coma profond. De me réveiller magiquement dans mon appartement lausannois. Comment allais-je m’en sortir ?
Les bruits d’explosion accompagnèrent notre route jusqu’au bourg d’Isone. La peau de Stéphanie n’avait ni bronzé ni transpiré. Je contemplai ce véritable prodige de la nature. Elle-même ne semblait pas en être consciente. Comment pouvait-on forcer ce corps fait pour le grand air à effectuer de la comptabilité à longueur de journée ? A rester assis devant un écran ? A ne se déplacer qu’entre un bureau et une machine à café ?
Enfin arrivés à l’auberge, Stéphanie pris les choses en main dans un italien que je jugeais crédible. Le patron nous répondit en un français quasi parfait. Il s’étonnait sincèrement que nous ayons choisi les Tessin durant cette période de l’année si chaude, si humide et si remplie de moustiques. Je compris à ce moment-là pourquoi mes chevilles me démangeaient autant.
En saisissant la clé de notre chambre sur le présentoir, il ponctua son discours d’un distrait : « Il est vrai que les vrais sportifs viennent plutôt au printemps ou en automne ».
Je fulminai. Non pas pour moi, bien sûr, mais pour ma Diane de lycra. Si j’en avais eu la force, je lui aurais expliqué, à ce Tessinois flegmatique, que la présence de Stéphanie dans son auberge en juillet était uniquement de mon fait. Qu’elle m’avait bien prévenu que le mois de juin était plus agréable, mais que j’avais repoussé la chose jusqu’à manquer d’excuses valables. Stéphanie rigola sincèrement. Je me contentai de lancer un regard vide.
Nous entrâmes dans la chambre simplement meublée de chaises et d’un lit double en bois. Stéphanie fila sous la douche. Je m’éclipsai sur le balcon pour lui laisser son intimité qui n’était pas encore la mienne.
J’observai le bourg d’Isone, son église, ses maisonnettes en pierre et en béton, ses champs. Je distinguai au loin le bruit d’une rivière. Ma propre odeur de transpiration me révulsa. Mon corps pesait des tonnes. Mes pieds étaient recouverts de cloques. J’en vins à implorer qu’une grenade perdue embrase tout le village, l’auberge et moi avec.
En sortant de la douche, habillée et coiffée, Stéphanie fit remarquer qu’il était déjà 19h30. Nous ferions mieux de nous retrouver directement au restaurant, au rez-de-chaussée de l’auberge.
Je pris une douche glacée. Je poussai des soupirs de plaisir sous l’eau froide, puis, des cris de douleur en me penchant en avant, pour savonner mes pieds et mes jambes. Je m’arrangeai du mieux possible devant le petit miroir de la salle de bain.
Stéphanie était assise au fond de la salle du restaurant. Au-dessus d’elle, un écran géant passait des clips de country. J’empruntai l’allée centrale de la salle en notant au passage la présence de recrues militaires hilares. Des gamins à peine plus âgés que mes élèves. Une alignée de chopes de bière vides recouvrait leur table.
La déesse était rayonnante.
- Ça fait du bien, hein ? me lança-t-elle, presque comme une évidence. Elle saisit avec enthousiasme la carte des mets.
Oui, ça faisait du bien de s’asseoir. Le restaurant ressemblait à un saloon texan. La carte proposait de la viande en barbecue et des pommes de terre en chemise. Les murs étaient recouverts de fers à cheval et de lassos. Les serveuses portaient des shorts en jean et des chemises à carreaux. Cette reproduction de western au milieu des Alpes était d'un goût douteux. Je ne le relevai pas.
Je répondis :
- Oui, ça fait un bien fou.
Nous commandâmes nos plats.
- Mike Horn a aussi dû tout apprendre pour y arriver, tu sais. La montagne, c’est très technique, commença-t-elle. Il dit qu’il faut se faire accepter par elle, connaître son style, ne pas attaquer trop fort, savoir garder des réserves…
Ah ! Mike Horn et son ascension de quatre sommets de 8000 mètres, sans oxygène et sans porteurs, du Pakistan à la Chine. On y revenait.
Je sentis mon attention décliner dangereusement. Le changement de paradigme demandait un surcroît d'effort. Quelques tables plus loin, les militaires hurlaient leur virilité naissante en suisse-allemand. Un solo de banjo infernal saturait les haut-parleurs. A l’écran, au-dessus de Stéphanie, des cow-boys juchés sur leur monture traversaient le désert texan à toute allure. Je tentais de mon mieux de suivre le discours de celle que les dieux du numérique m’avaient permis de côtoyer.
Le repas terminé, nous nous levâmes de table avec un sourire timide. Le moment était venu. Elle traversa la salle d’un pas aérien. Le solo de banjo cessa. Ring of Fire, un classique de la musique country, emplit la salle. Les notes de trompettes et la voix de Johnny Cash s’estompaient à mesure que nous montions les escaliers menant à la chambre.
En souvenir d'une balade effectuée en 2019.
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